En 1986, l’artiste britannique et ouvertement homosexuel Derek Jarman apprenait sa séropositivité. Dès lors, ses productions filmiques et picturales, portant un engagement qui fut toute sa vie le sien, n’en seront que plus éruptibles.
Oblitérées, les vitres de la salle principale du Crédac à Ivry-sur-Seine ne laissent plus guère sourdre qu’une lumière grise. Maladive, maussade et opaque comme une nappe de pétrole. Alors, c’est un rouge de sang caillé et un noir pétrolifère qui prennent l’espace, parfois strié de zébrures bleues et jaunes. Les tableaux, monumentaux, font masse. Ils imposent leur présence, comme autant de présences écorchées. Ils sont huit à venir reconfigurer l’espacecentral quand neuf plus petits font frise alentour.
Les tableaux-chairs sont autant de plaies ouvertes, striés, griffés, incisés et même comme percés de bouches tordues éructant un cri primaire de rage et de souffrance, qui se bouscule en lettres majuscules formant parfois des mots –“AIDS”, “BLOOD”, “DYING”, “PUTRID” (“sida”, “sang”, “mourir”, “putride”). Nous sommes en 1992, etDerek Jarman se sent mourir. Déjà, ilperd la vue. Bientôt, il sera aveugle. Pour réaliser cette série, les Queer Paintings, il doit s’entourer de deux assistants. Séropositif, il sait l’être depuis 1986.
Image en mouvement
En Angleterre, son pays natal où ilvivra et travaillera jusqu’à sa mort en 1994, il est l’un des rares personnages publics à se déclarer ouvertement comme tel. Derek Jarman est peintre, mais c’est l’image en mouvement, venant nourrir une pratique visuelle se vidant graduellement de ses sujets, qui le fera connaître du grand public.
À partir des années 1970, il réalise ses premiers films en Super 8: tout comme David Hockney, de cinq années son aîné lorsqu’ils étudient tous deux à la Slade School of Fine Art à Londres, il souhaite enregistrer son quotidien de jeune homme homosexuel, filmer ses ami·es etses proches. L’exposition DeadSouls Whisper en présente trois, au fil dechacune des salles. En 1976, DerekJarman réalise son premier long métrage Sebastiane, un péplum queeret hypersexué d’un baroque punk.
En parallèle, il y aura les clips, dès les années 1970 également, pour Marianne Faithfull, Throbbing Gristle ou The Smiths.
Viendront Jubilee (1977), Caravaggio (1986), The Garden (1990), EdwardII (1991) ou Wittgenstein (1993), et enfin Blue (1993), le dernier, monochrome ponctué de lectures d’extraits de son journal par Tilda Swinton, Nigel Terry etJohn Quentin, et mis en musique par Simon Fisher Turner, projeté dans le cinéma du Crédac. En parallèle, il y aura les clips, dès les années 1970 également, pour Marianne Faithfull, Throbbing Gristle ou The Smiths.
La vie et la nature
Au Crédac cependant, on le découvre faisant retour, lors des ultimes annéesde sa vie, à des tableaux qu’il dira peints “sans espoir et avec des rires sauvages”. Dans la première salle, ils sontdes étendards, leur format découlant directement du besoin de se faire entendre face à une presse à scandale anglaise ayant fait de la communauté gay un bouc émissaire ; et ainsi, ce fondque la peinture bourbeuse ne recouvre pas tout à fait en provient, alignant lesunes insultantes tout en exorcisant lesmots des gros titres par d’autres –“exhortant àla révolte et à l’action, mais refusant l’amertume et le chagrin”, selon les termes de Claire Le Restif, directrice des lieux et commissaire de l’exposition en collaboration avec Amanda Wilkinson et James Mackay.
Dans les deux autres salles, les formats se font intimes et leur surface précieuse, bien que brisée, engluée d’un noir de “vide infini”, dira l’artiste. Entrepris au mitan des années 1980, les Black Paintings expriment le mysticisme sans transcendance de l’artiste tout autant que sa reconnexion au cycle imperturbable de la vie.
Le tout se retrouve pris dans un noir devenu matière, une huile goudronnée affectant toutes les bribes duquotidien, sacralisant les rebuts et faisant surgir les démons du sacré
En 1986, Derek Jarman découvre dans leKent, accompagné de son compagnon Keith Collins et de sa muse Tilda Swinton, un cabanon de pêcheur pris en étau entre un désert de pierres et une centrale nucléaire. Il l’achète, le nomme avec humour –noir toujours– Prospect Cottage (soit “la petite maison de la promesse”), et le peint en noir, ceignant les fenêtres de jaune.
Il y cultivera son jardin, faisant surgir des couleurs sur des terres arides où rien ne pousse. Ses promenades sur la plage environnante nourrissent le processus de collecte à la source des Black Paintings: des ossements et des miroirs brisés, des photographies jaunies et des fleurs séchées, des préservatifs et des bibelots chrétiens.
Le tout se retrouve pris dans un noir devenu matière, une huile goudronnée affectant toutes les bribes duquotidien, sacralisant les rebuts et faisant surgir les démons du sacré ; si ce n’est que Jarman, lui, ne croyait niau diable ni aux dieux, tout en refusant de laisser à d’autres, aux oppresseurs, lessignifiants qui l’ont constitué etdepuis lesquels il tissera la matière alchimique d’une réappropriation aussi terriblement universelle que l’est lecycle de la nature.
Derek Jarman. Dead Souls Whisper (1986-1993) jusqu’au 19décembre, dans le cadre du Festival d’Automne àParis, Centre d’art contemporain d’Ivry –leCrédac, Ivry-sur-Seine.